Résumé :

Passée blanche de Louisiane - Caprice Dorval-Penington 1861-1961La Nouvelle-Orléans 2005, quartier des affaires. Un homme achète une vieille maison abandonnée et s’y installe. Curieux, il interroge ses voisins. Les conversations ne laissent rien filtrer et il sera confronté à un malaise. Que s’y est-il passé ? Retrouvez les chroniques perdues de Caprice Dorval-Penington et de sa famille. Entre France et Amérique, remontez le temps en découvrant les vestiges d’une plantation de canne à sucre perdue dans les bayous.

Plongez entre autres dans le monde occulté et controversé de l’élite noire esclavagiste. Par quelle énigme le passé ressurgit-il dans une maison hantée par sa sulfureuse mémoire, cernée aujourd’hui par les buildings du centre-ville ? Des bords du Mississippi aux quais de la Seine, la parole égarée de Caprice fera écho à une quête spirituelle qui, telle un chant vaudou, renvoie inévitablement à soi-même. Passée Blanche : Expression venant du patois créole de Louisiane désignant quiconque d’ascendance africaine passant pour une personne de race blanche, en raison de sa clarté de peau et de caractéristiques physiques négroïdes peu marquées. Terme apparu au XIXe siècle et utilisé jusqu’à la période de la Ségrégation Raciale.

Paul Nevski
EAN : 9782846681728
288 pages – YVELINEDITION


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Extrait n° 1 : Le parfum d’une rencontre

Passée Blanche – page 57 à 59

[..] Dans les jours qui suivirent, l’homme entreprit une minutieuse recherche, interrogea les uns et les autres, déchiffra les registres de naissance de la paroisse et des documents d’archives. Ayant recueilli au fil des mois des témoignages précieux et retrouvés, après une véritable chasse au trésor, quelques papiers personnels de Caprice, il commença à se faire une vague idée de ce qu’avait été son histoire. Le soir, en rentrant chez lui, il examinait sous la lampe ses photos et celles de ses ancêtres en essayant de percer leur mystère. Il tombait sur de petits mots laissés derrière un faire-part de baptême ou une carte d’anniversaire. Les carnets d’école de la paroisse Saint-Jean révélaient les aptitudes des uns et des autres pour telle ou telle matière et peu à peu se révélèrent à son regard de détective privé, les vies et mœurs de générations oubliées. Il se dit qu’il ferait un jour quelque chose de tout cela, mais ne savait pas quoi au juste. Il décida toutefois de ne rien forcer, essayant de maintenir un équilibre entre une indispensable présence d’esprit dans ses occupations quotidiennes et un très vague projet d’écriture. Il était heureux de chaque petite découverte, de chaque mot retrouvé, sans savoir sur le moment quoi en faire. Si Caprice et ses ancêtres voulaient venir à lui, le visiter, se dévoiler selon leur bon vouloir, alors, il écouterait leurs confidences avec bienveillance. Caprice surtout « s’épanchait » de plus en plus, évoquant ses rêves inassouvis, sa vie intérieure. Elle devint sa patiente, il était son thérapeute qui écoutait sans rien dire.
Puis un soir, tard dans la nuit, il parla à son tour jusqu’à s’étourdir en arpentant fébrilement les pièces du bas, alors qu’elle écoutait, assise dans l’ombre, attentive, presque soumise.
Le lendemain, il regarda, incrédule, la bouteille de rhum New Orleans Crystal vide sur la table de la cuisine. Ce jour-là, il n’alla pas travailler, cloué par un mal de tête.
Il ne parlait à personne de sa « double vie » qui restait en coulisse.
Cet homme avait trop « voulu » dans le passé et il savait que passer en force ne menait à rien et ne correspondait de toute façon pas à ce que l’on désirait profondément, à ce qui était juste pour soi. Il s’en remettait au chaos, à l’univers. Caprice et les siens se laissaient approcher à leur rythme et si c’était leur décision de prendre leur temps, il ne ressentait pas en ce qui le concernait, une véritable urgence, ou seulement celle d’attendre jusqu’à ce qu’une idée s’impose.

Pendant quelques soirs d’affilée, Caprice, bonne fée, lui « laissa la porte de son parloir entrouverte » et, guettant un signe d’encouragement, l’homme hésitait à franchir le seuil. En effet, en traversant cette frontière imaginaire, cette délicate et fine séparation entre le rêve et la réalité, la folie et la raison, il rentrait de plain-pied dans sa vie à elle. Etait-ce bien là ce qu’il devait faire ? Une certaine anxiété s’empara de lui. Il attendait en fait, outre un encouragement de sa part, sa propre autorisation pour se lancer dans l’aventure de la dame. Comme celui qui a besoin de magie et qui, par conséquent, devient magicien, il décida finalement de plonger, les eaux dans lesquelles il naviguait lui paraissant suffisamment profondes. Un point de non-retour était atteint.
Il commença à écrire en signant de son nom à elle. Ses propres mots devenaient ceux de Caprice et il s’appropriait les siens. Leurs mots sur le papier, leurs pensées se mélangèrent. Chercher à les démêler ne servait à rien, ils ne faisaient plus qu’un. Et c’est justement là qu’il y eut rencontre : toute rencontre implique en effet une réinvention de l’autre. Rencontrer quelqu’un, c’est le recréer en y voyant des attributs que vous seul percevez. C’est pour cela que chaque rencontre est unique. Il réalisa un jour qu’à sa manière, il aimait Caprice. Aimer étant le stade ultime de la rencontre. Aimer, c’est voir l’inaccompli, le potentiel et pas seulement le palpable, le tangible, le réel. Il avait repéré en elle l’impossible. Elle finit par dire des choses qu’elle n’aurait peut-être pas dites sans lui. Il devint l’auteur-metteur en scène d’un huis clos et elle l’interprète inespérée de sa vie revue et corrigée. Il accepta de rester dans l’ombre en comprenant que c’était elle que l’on retiendrait au final, car c’était elle seule qui donnerait vie, procurerait chair et mouvement aux mots et au personnage imaginé pour elle. Toutes les muses comprendront car elles ont toujours le dernier mot. Le résultat fut que plus de quarante ans après sa mort, Caprice reprenait, par personne interposée, la plume et entamait un nouveau versant de son existence.
Les mots écorchés, les situations périlleuses se présentaient à lui et il n’avait qu’à taper ce qui lui était littéralement dicté. C’était comme si Caprice, complice, était sortie de chez elle en laissant les tiroirs de sa commode ouverts, pour que l’intrus qu’il était puisse fouiller et trouver plus facilement ce qu’il cherchait.
Etant donc témoin de la scène, elle faisait comprendre que, sans aucun doute, elle voulait être retrouvée, comme si de son vivant, elle n’avait pas tout dit, tout fait de ce qu’il lui convenait de dire ou de faire. Son rôle à lui était donc de finir ce qu’elle avait commencé. C’était un peu sa manière d’affirmer qu’elle était bien davantage que les traces tangibles de son existence. Elle disait aussi qu’elle ne se résumait en aucune manière à ses propres accomplissements, à ce que l’on savait d’elle. Elle renchérissait en assurant que ses aspirations et ses rêves étaient grands, comparés à leurs modestes concrétisations. D’où leur rencontre pour qu’il poursuive et mène à son terme ce que, pour des raisons inconnues, elle n’avait jamais achevé. Car Caprice avait seulement commencé quelque chose et c’était à lui de prendre aujourd’hui le relais.
S’appuyant sur cette idée, il commença un soir à écrire la vie détaillée de Caprice et des siens. Il lui prêta aussitôt une complexité, un relief qu’elle n’avait peut-être jamais démontré de son vivant et décida de faire d’elle, tel Pygmalion, un véritable personnage romanesque doté d’une humanité nouvelle. Rendue ambivalente, elle se révéla femme fatale telle qu’elle se devait d’être.
Un soir, il sentit son souffle et son parfum là, tout près de sa joue. [..]

Extrait n° 2 : La Farandole

Passée Blanche – page 77 à 78

[..] Tous les enfants ont un endroit secret où ils se rendent en cachette, laissant alors libre cours à leur imagination. Vers neuf ans, c’est dans le vieux cimetière des esclaves qu’elle trouvait refuge. Chaque jeudi, une fois la leçon de piano terminée, elle profitait de l’absence de sa mère qui était en visite. Elle s’esquivait discrètement, l’air le plus innocent possible, pour ne pas attirer les regards sur elle. Ceci aurait pu paraître suspect car elle était plutôt du genre à rechercher constamment l’attention des autres qui une fois recueillie, l’indisposait alors singulièrement. Pour déjouer la curiosité mal placée des autres, elle avait découvert le mensonge, qu’elle avait appris à manier avec brio. Se faisant toute petite, l’écolière des buissons disparaissait et se dirigeait vers les champs de canne à sucre, en direction du moulin. Elle se retournait de temps en temps pour s’assurer que personne ne la suivait. Une fois les dernières étables dépassées, son inquiétude s’envolait. Elle savait que nul ne s’était aperçu de rien, ni se demandait où elle avait bien pu passer. Longeant les champs et soulagée, elle ralentissait le pas. Elle s’engageait alors sur un petit chemin de traverse ombragé qui menait dans un clairière entourée de marécages.
Le vieux cimetière, royaume déserté ou cité d’un autre temps, se trouvait là. Seul le chant des oiseaux et la conversation incessante de grillons en troublaient la paix. Là, Caprice jouissait d’une tranquillité rare : à vrai dire, elle n’y pleurait personne. Les tombes étaient abandonnées et les herbes folles poussaient entre les allées. Les visiteurs étaient peu nombreux, elle se voyait la reine. Ses sujets, les habitants souterrains, lui vouaient une adoration sans limites. Une sépulture, qui n’était plus qu’un vague tas de pierres mal assemblées, avait sa préférence. Elle y déposait des fleurs, des coquillages, des couronnes faites avec de petits bâtons de bois qu’elle collectionnait, ainsi qu’une poupée qui présidait à ses rituels. Elle confiait à voix haute ses joies, ses peines à ses compagnons d’en dessous qui bien sûr gardaient le silence. C’était pour la petite un signe d’approbation et d’encouragement pour s’épancher un peu plus. Levant les bras au ciel et prenant un air catastrophé, ce qui seyait à son goût du romanesque qu’elle réprimait toujours devant ses parents, elle imitait sa grand-mère Diane. La vieille dame se plaignait constamment des mauvaises récoltes ou fulminait contre les pluies diluviennes qui « gâchaient la saison ». Caprice gémissait et partageait son dépit avec ceux qui reposaient sous terre. Elle en était certaine, eux la comprenaient.
Diane au contraire, s’énervait tout le temps en disant de ses fournisseurs qu’elle aurait préféré parler à des mules. Alors comme elle, Caprice soupirait, punissait certains, gratifiait d’autres puis éclatant d’un rire sonore, s’imaginait dominer son monde d’un pouvoir absolu. Sous l’emprise de son imagination, elle se lançait dans une danse autour de la tombe. Avec complaisance, elle se voyait au centre d’une farandole endiablée avec ceux d’en dessus qui du même coup s’en donnaient à cœur joie.
Tout d’un coup, elle entendit une branche craquer et un bruit lourd de chute. Se retournant brusquement, elle regarda tout autour, ne sachant pas de quel côté porter son regard. Réalisant qu’elle était probablement observée, elle prit peur. Elle aurait voulu fuir mais la terreur la clouait littéralement au sol. Elle allait être dévorée par un monstre des bayous à cause de sa propre bêtise ou pire, pensait-elle, être ridiculisée pour avoir été prise en flagrant délit de faire la folle. Elle s’était donnée en spectacle devant quelqu’un qui, riant sous cape, irait dire à toute la paroisse ce qu’il avait vu. Bien que s’efforçant de retenir ses larmes, elle se mit à sangloter et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, deux yeux noirs la dévisageaient avec curiosité. [..]

Extrait n° 3 : Le Pardon

Passée Blanche – page 179 à 180

[..] Aujourd’hui, elle alignait des mots sur les pages vierges de son cahier. Elle était dans une de ces luxueuses suites de l’hôtel Waldorf Astoria prêtée par des amis banquiers de son mari qu’elle n’avait jamais rencontrés. Elle était confortablement installée dans un divan, jambes croisées, un coussin bien placé dans le bas du dos. Elle se leva, se dirigea vers le miroir et s’observa. Elle sourit, satisfaite de son apparence. Son gilet tombait à merveille sur ses épaules joliment dessinées. Sa taille était toujours fine, son pantalon noir taillé sur mesure soulignait admirablement sa longue silhouette. On lui apporta du champagne tandis que Fredy rejoignit ses collaborateurs pour le souper. Elle passa le reste de la soirée en solitaire à réfléchir et à écrire. Avait-elle admis qu’il était normal de vivre au milieu de gens avec qui on ne partageait rien, à part le dormir, le boire et le manger ? Elle eut l’impression que sa vie n’était rien, un gâchis total.
Souvenez-vous du fils prodigue. Quand il revient à la maison, il explique qu’il s’était perdu et qu’il s’est retrouvé. Le père retrouve le fils, écrivait Caprice sur son petit cahier. Encore à ce jour, elle avait manqué d’être retrouvée et Dieu seul sait à qui même étaient destinés ces mots ? Qui les lirait ? Seraient-ils partagés, transmis et par la grâce de quoi, de qui ? Caprice faisait le vœu qu’après sa mort, ses mots deviennent ceux d’un autre, sortant d’une autre bouche, d’un autre esprit mais reflétant une condition humaine universelle.
Quant à l’écriture, elle se plaçait, lui semblait-elle, sur trois niveaux :
Celle d’abord qui réinventait la vie en en gommant les manques, les fausses notes et à laquelle on finissait par croire comme on se raccroche à une bouée de sauvetage. Cette écriture magnifique et illusoire avait les mêmes effets qu’une drogue.
Il y avait l’écriture qui reflétait fidèlement le véritable itinéraire de la vie, comme un reportage ordinaire d’un trajet incertain, insupportable, réel.
Pour finir, il y avait l’écriture qui naviguait entre les deux.
Qu’on lui jette la pierre, si encore à ce jour Caprice Dorval-Penington passait de l’une à l’autre sans pouvoir choisir. Seule dans la chambre de ce grand hôtel New-Yorkais, elle s’était totalement pardonnée. [..]